Les personnes les plus pauvres sont victimes de la « loi inverse des soins »
C’est un phénomène qu’on retrouve dans de nombreux pays et qui se résume ainsi : « La disponibilité de soins médicaux de qualité est inversement proportionnelle au besoin de la population desservie » (Tudor Hart, 1971). Dans notre entrevue Hinnovic, Martine Lévesque mentionne que la loi inverse des soins se vérifie particulièrement dans l’accessibilité aux soins dentaires au Canada. Selon la chercheure, « les personnes qui en sont victimes ont de la difficulté à avoir accès à une assurance médicale privée et quand elles y accèdent, elles ont du mal à payer les frais non couverts. Même quand elles bénéficient d’une assurance publique, d’autres lacunes sont présentes en terme de couverture ou de réglementation ». En 2009, 62,6 % des Canadiennes et des Canadiens payaient leurs frais de soins dentaires par l’intermédiaire d’une assurance de leur employeur, 31,9 % payaient de leur poche et 5,5 % dépendaient du financement public (Ramraj et al., 2014). Le Canada se classe avant dernier des pays de l’OCDE en terme de financement public des soins dentaires, puisque 95 % de ces soins relèvent du secteur privé (Quinonez et al., 2011). Quand on regarde la part de fonds publics alloués aux soins dentaires par personne, le Canada se classe en queue de peloton parmi les pays de l’OCDE, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous (tiré de Académie canadienne des sciences de la santé, 2014).
Part du secteur public par habitant pour les dépenses en soins dentaires dans les pays de l’OCDE au cours de la période 2001 à 2008 (tiré de Académie canadienne des sciences de la santé, 2014).
Cette «hyperprivatisation» des soins dentaires porte donc fortement atteinte à la santé bucco-dentaire des personnes les plus fragiles financièrement. La situation est telle que l’ancienne ministre d’État à la Santé Publique, Carolyn Bennett, a avoué en 2004 que « Le Canada a un système de santé dans lequel la bouche n’est pas considérée comme une partie du corps » (trad. libre). Pour couronner le tout (désolé pour le jeu de mots), « les tarifs de soins dentaires ont fortement augmenté depuis les 25 dernières années alors que les revenus des ménages les moins riches ont stagné », selon plusieurs études (Chen et al., 2012 dans Ramraj et al., 2014).
Les impacts globaux d’un manque de soins dentaires sont importants
Nous venons de voir que le Canada est un très mauvais élève sur la question de l’équité dans l’accessibilité aux soins dentaires. Pourtant, cette problématique a des répercussions sur beaucoup d’autres indicateurs de santé et génère des impacts socio-économiques importants. En effet, on sous-estime souvent les conséquences indirectes d’une mauvaise santé bucco-dentaire. Il y a bien sûr les douleurs associées aux caries non traitées, à la gingivite ou encore à parodontite pour ne citer que ces pathologies, mais les liens entre une mauvaise santé bucco-dentaire et certaines pathologies sont clairs.
Même des soins dentaires de base comme le détartrage régulier permettent de diminuer les risques de subir un accident vasculaire ou une crise cardiaque !
Une mauvaise santé bucco-dentaire peut également avoir un impact sur l’estime de soi à cause du regard des autres ou encore sur la capacité à trouver un emploi. Or, nous venons de préciser plus haut que les personnes les plus démunies sont celles qui ont le moins accès à des soins dentaires. Un accès restreint ou inexistant à des soins dentaires de base peut donc faire rentrer une personne en situation précaire dans un cercle vicieux dont il est difficile de sortir.
Finalement, la mauvaise santé bucco-dentaire entraîne également des coûts importants à l’échelle mondiale. Ils ont été estimés à US $ 298 milliards en 2010, soit 4,6 % du total des dépenses de santé dans le monde. En additionnant les coûts directs et indirects, Listl et al. (2015) arrivent à un montant de US $ 422 milliards pour l’année 2010.
Au regard des données disponibles et des conséquences graves de la mauvaise santé bucco-dentaire chez les plus démunis au Canada, il convient de faciliter grandement l’accès aux soins dentaires de base à des millions de personnes. Au Canada, la bouche doit redevenir un organe à traiter même chez celles et ceux qui sont en état de précarité.
Jérémy Bouchez
RÉFÉRENCES
Académie canadienne des sciences de la santé. (2014). Améliorer l’accès aux soins de santé bucco-dentaire pour les personnes vulnérables vivant au Canada. Récupéré le 28 novembre 2016 de : http://cahs-acss.ca/wp-content/uploads/2015/07/Access_to_Oral_Care_FINAL_REPORT_FR.pdf
Chen WH, Myles J, Picot G. (2012). Why have poorer neighbourhoods stagnated economically while the richer have flourished? Neighbourhood income inequality in Canadian cities. Urban Studies. 49(4):877-96.
Kassebaum, N. J., Bernabe, E., Dahiya, M., Bhandari, B., Murray, C. J. L., & Marcenes, W. (2015). Global Burden of Untreated Caries: A Systematic Review and Metaregression. Journal of Dental Research, 94(5), 650–658. https://doi.org/10.1177/0022034515573272
Listl, S., Galloway, J., Mossey, P. A., & Marcenes, W. (2015). Global Economic Impact of Dental Diseases. Journal of Dental Research, 94(10), 1355–1361. https://doi.org/10.1177/0022034515602879
Quinonez C, Leraci L, and Guttmann A. (2011). Potentially Preventable Hospital Use for Dental Conditions: Implications for Expanding Dental Coverage for Low Income Populations. J Health Care for the Poor and Underserved.; 22:1048-1058.
Ramraj C, Weitzner E, Figueiredo F, and Quinonez C. (2014). A Macroeconomic Review of Dentistry in Canada in the 2000s. J Can Dent Assoc.;80 e55.
Tudor Hart, J. (1971) The Inverse Care Law. The Lancet, 297(7696), 405–412. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(71)92410-X