Depuis quelques années, la vague du « dry January » ou janvier sans alcool prend de plus en plus d’ampleur et envahit nos réseaux sociaux à chaque 1er janvier: après un mois de décembre de tous les excès place à un mois de janvier de sobriété. L’objectif ? Relever le défi de ne pas boire d’alcool pendant 31 jours.
Venue du Royaume-Uni, cette initiative est fondée en 2013 par l’association Alcohol Change UK afin d’encourager les individus à repenser leur rapport à l’alcool. En sept ans, l’initiative devient très populaire auprès des Britanniques (et dans le reste du monde): selon le site internet de l’association, 4 millions de Britanniques auraient relevé le défi en 2018.
Une étude longitudinale auprès « d’abstinents »
Pour mieux connaître les effets de l’abstinence d’alcool sur la santé, des chercheurs de l’Université de Sussex ont mené une étude sur le phénomène de « Janvier sans alcool » et publié, en 2015, ses résultats: « Voluntary Temporary Abstinence From Alcohol During “Dry January” and Subsequent Alcohol Use ».
Les chercheurs ont mené une étude longitudinale de 6 mois auprès de 857 répondants (249 hommes et 608 femmes), ayant fait abstinence, via trois collectes de données par questionnaire en ligne (une première vague début janvier, une deuxième vague début février et une troisième vague en août). Le recrutement des participants a été effectué via le site internet « alcoholchange.org.uk » où ceux qui souhaitent participer au « Janvier sans alcool » peuvent s’inscrire.
Les conclusions? Les participants déclarent avoir repris le contrôle sur leur consommation d’alcool en la diminuant sur le long terme puisqu’au mois d’août, ils ont rapporté:
Un nombre de jours de consommation d’alcool hebdomadaire réduit, soit de 4,78 en moyenne par semaine à 3,76
Un nombre de verre par jour de consommation d’alcool lui aussi en baisse, passant de 3,78 à 3,11
Une fréquence d’état d’ébriété suite à une consommation d’alcool excessive réduite, de 2,55 par mois en moyenne à 1,21
En janvier 2020, le Dr de Visser, premier auteur de cette étude, a dévoilé les premiers résultats d’une nouvelle collecte de donnée effectuée auprès des participants du « Janvier sans alcool » en 2018, selon la même méthodologie. Selon l’ensemble des données recueillies en janvier, février et août, une majorité de participants constate les bienfaits suivants :
88 % d’entre eux ont économisé de l’argent
82 % pensent plus réellement à leur consommation d’alcool
80 % pensent qu’ils contrôlent mieux leur consommation
76 % ont mieux compris quand et pourquoi ils boivent
71 % ont réalisé qu’ils n’avaient pas besoin d’un verre pour s’amuser
70 % ont amélioré leur état de santé général
71 % dormaient mieux
67 % avaient plus d’énergie
58 % ont perdu du poids
57 % avaient une meilleure concentration
54 % avaient une peau plus saine
Se sentir en meilleure santé, être sensibilisé à la dépendance et repenser son rapport à l’alcool, tout ça via une campagne de pression par les pairs qui utilise des outils numériques, la formule « Janvier sans alcool » semble être un formidable outil de santé publique à moindre coût, non? À en croire le spot publicitaire d'Alcohol Change UK, il semble ne pas avoir de doute :
MAIS, est-ce une si bonne idée que ça même si les effets perçus sur la santé sont importants?
Tout d’abord, on peut se poser la question du public cible, comme dans chaque campagne de sensibilisation : qui cherche-t-on à sensibiliser? Le message n’est pas clair. Comme cette stratégie repose sur une démarche volontaire induite principalement par une pression sociale, elle pourrait attirer les individus les moins exposés aux problèmes d’alcool… et finalement passer à côté de son objectif. Si le but est de sensibiliser à la surconsommation d’alcool, il faut prendre en compte la diversité des profils socioéconomiques, le genre, le type de consommation (« binge drinking », dépendance, alcool social, etc.) ainsi que l’accès et le type de message véhiculé. Un rapport de l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) sur le portrait de la consommation d’alcool au Québec de 2000 à 2015, souligne que parmi «les personnes âgées de 65 ans et plus, malgré une proportion de buveurs et des modes de consommation à risque plus faible, la hausse de consommation excessive observée est la plus marquée de tous les groupes [d’âge]». Dans ce cas présent, un défi populaire sur les réseaux sociaux peut s’avérer moins percutant puisque seulement 57% des 65-74 ans utilisent les réseaux sociaux contre 94% des 25-34 ans (rapport CEFRIO, 2018)
Ensuite, comme il s’agit d’une initiative individuelle, les « abstinents » du « Janvier sans alcool » sont autonome face à cette nouvelle gestion de consommation d’alcool. Qu’en est-il de ceux pour qui l’alcool est un problème de dépendance? L’arrêt brutal de la consommation d’alcool chez un individu dépendant conduit à un syndrome de sevrage caractéristique comprenant de l’agitation motrice, de l’anxiété, de l’insomnie et une réduction du seuil épileptogène (Muncie et al, 2013). Dans ce cas de figure, il est nécessaire de faire appel à des experts et à un programme de désintoxication supervisé pour s’assurer que le sevrage d’alcool est géré en toute sécurité. Ainsi, la stratégie de « Janvier sans alcool » pourrait avoir des effets pervers et aggraver la situation pour certains individus: le risque pour ceux qui souffrent de dépendance serait de réduire leur sentiment de contrôle sur leur consommation d’alcool.
« Janvier sans alcool », est-ce une innovation efficace pour la santé publique?
Comme toute campagne où l’on souhaite sensibiliser le plus grand nombre, son effet peut être à double tranchant. Pour la partie de la population dont la consommation d’alcool est influencée « socialement », la campagne peut déboucher sur une prise de conscience et amener à repenser et à redéfinir sa relation à l’alcool. Pour d’autres, l’effet peut être néfaste et renforcer une dépendance à l’alcool, car une dépendance ne se soigne pas en un mois.
Ce type d’initiative nous offre une occasion de réfléchir à la complexité des outils en promotion de la santé. Au-delà des effets positifs ou négatifs du mouvement « Janvier sans alcool » sur la santé, il est tout aussi important de s’assurer que les groupes les plus vulnérables reçoivent l’attention requise.
Auteure : Capucine Berdah
Références
de Visser, Richard O, Robinson, Emily and Bond, Rod (2016) Voluntary temporary abstinence from alcohol during “Dry January” and subsequent alcohol use. Health Psychology, 35 (3). pp. 281-289 https://s3.eu-west-2.amazonaws.com/files.alcoholchange.org.uk/documents/De-Visser-2016.pdf?mtime=20181114110441
Muncie HL Jr., Yasinian Y, Oge L. Outpatient management of alcohol withdrawal syndrome. Am Fam Physician. 2013;88(9):589-95. https://www.aafp.org/afp/2013/1101/p589.pdf
Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], «Portrait de la consommation d’alcool au Québec de 2000 à 2015», 2016 https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/2137_consommation_alcool_quebec.pdf
CEFRIO, «L’usage des médias sociaux au Québec», 2018 https://cefrio.qc.ca/media/2023/netendances-2018_medias-sociaux.pdf
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